Les Sabbataires de Transylvanie
Bernard Le Calloc’h
Éditions Armeline, Brest, 2009, 186 pages, 12 €.
Notre ami Bernard Le Calloc’h est actuellement dans sa quatre-vingt huitième année et il ne se déplace plus pour des conférences Il m’a demandé de présenter son livre Les Sabbataires de Transylvanie, à sa place. Si je le fais avec plaisir, je tiens à préciser que je n’ai pas ses compétences et que je ne maîtrise absolument pas la langue hongroise. Je vous prie donc de bien vouloir m’excuser pour les erreurs de prononciation. Je vous propose donc un historique de ce mouvement à partir d’un article de Bernard Le Calloc’h publié dans la revue Orients en septembre 2008, sous le titre L’hérésie sabbataire en terre sicule (pages 61-68).
Au xvie siècle, la Réforme commencée le 31 octobre 1517 par Martin Luther a mis en branle un formidable mouvement de contestation qui brisa l’unité du monde chrétien occidental. Quelques années plus tard, en novembre 1533, Jean Calvin se rallia à ces thèses tout en accentuant radicalement le changement : il s’agissait de substituer une Église nouvelle, totalement différente de l’ancienne, tant par sa pratique que par ses dogmes.
La publication des ordonnances ecclésiastiques le 20 novembre 1541 devait marquer l’achèvement de l’Église de Genève. Mais, à peine vingt-cinq ans plus tard, Ferenc Dávid, un ancien prêtre catholique passé à la réforme luthérienne, puis à la réforme calviniste, considère qu’il faut aller encore plus loin, condamne le dogme de la Trinité et fonde l’Église unitarienne en Transylvanie. Pour lui, le Christ n’est qu’un homme.
Mais là ne s’est pas arrêtée la marche vers l’extrémisme réformateur en terre sicule puisque celle-ci a vu apparaître à partir de 1588 la secte judaïsante des sabbataires. Son initiateur était un richissime propriétaire terrien qui avait adhéré très jeune à l’unitarisme avec le prince János-Zsigmond (mort en 1571) et qui, à son retour de Transylvanie de l’université catholique de Padoue, crut répondre à une invitation expresse de Dieu en allant plus loin encore dans l’hérésie. Il se nommait Andrảs Eössi et était né en 1558. Il se mit bientôt à composer des œuvres tant en vers qu’en prose, inspirées par une vision des choses tout à fait nouvelle en Hongrie, tendant à ramener le Christianisme à sa véritable source qui ne pouvait être que judaïque. Constatant que le Christ et ses apôtres étaient des juifs et qu’il n’est dit nulle part dans les Évangiles qu’ils aient voulu rompre avec la religion de leurs ancêtres, alors qu’ils visaient seulement à la rénover et à en assurer le plein accomplissement, il défendit l’idée que le retour au judaïsme était la meilleure manière d’être un véritable chrétien.
Pour cela il fallait, selon lui, revenir aux pratiques et usages bibliques et d’abord célébrer chaque semaine le sabbat, comme Dieu lui-même le prescrit selon les dix commandements, au lieu du dimanche « invention humaine, honteuse et infâme ». D’où le nom de sabbataires (en hongrois szombatosok, de szombat, samedi) que ses disciples se donnèrent aussitôt afin de bien marquer leur volonté de rupture avec toutes les autres traditions chrétiennes. Eössi s’employa alors à fournir à l’église qu’il voulait fonder les textes doctrinaux et les chants liturgiques dont elle avait besoin pour s’étoffer et se développer dans de bonnes conditions. Il fut de la sorte le premier Hongrois à écrire dans sa langue les psaumes, cantiques, prières et commentaires de la nouvelle religion, dont il paraît avoir puisé une bonne partie dans l’œuvre, malheureusement disparue, du judaïsant allemand Mathias Vehe, dit Glirius (du latin glis, le loir).
À ce moment-là, le système philosophique qu’il a élaboré est bien arrêté. Il peut se résumer ainsi : les Évangiles ne concernent que les contemporains du Christ et des apôtres, ce ne sont pas des saintes écritures car ils n’émanent pas de Dieu. Seul l’Ancien Testament est la parole même de Dieu et la vraie foi est donc dans le message mosaïque, c’est-à-dire dans le judaïsme. Les chrétiens authentiques doivent donc tendre à s’en rapprocher le plus possible afin de communier à nouveau avec le peuple élu de Dieu, dont ils ont été indûment séparés par les entreprises démoniaques des papes et des Pères de l’Église, puis par les déviations successives qui s’en sont suivies. L’accusation de déicide proférée à l’encontre des juifs est absurde puisque Dieu, qui est immortel, ne saurait être tué. Pratiquer les observances judaïques, célébrer le sabbat, institué par Dieu lui-même, adopter le calendrier luni-solaire israélite avec années embolismiques, respecter les commandements et les interdictions formulés dans les textes sacrés, c’est mettre un terme à « des siècles d’aveuglement et de folie ». Il n’y a pas lieu de fêter Noël car Dieu, qui est éternel, n’est pas né, ni Pâques car il n’est pas ressuscité, ni la Pentecôte car l’Esprit Saint est une fable sans fondement. Ces fêtes sont des inventions humaines comme l’est le « dogme païen » de la Trinité, puisque Dieu n’a jamais dit qu’il avait plusieurs visages.
En revanche, célébrer Pessah avec le peuple d’Israël, c’est adorer Dieu conformément à ce qu’il nous enseigne. Quant au Christ, il convient de le remettre à sa place, sachant qu’il n’a personnellement jamais enfreint la loi juive, et se préparer à le voir revenir un jour parmi les hommes pour y accomplir sa destinée de Messie sauveur des hommes.
Victime de sa mauvaise santé, Eössi est mort jeune. Il n’avait même pas quarante-quatre ans. La chance a toutefois voulu qu’il ait trouvé pour lui succéder à la tête de son entreprise religieuse un homme dont tous les contemporains nous assurent qu’il était de « grand savoir ». Il se nommait Simon Péchi et était lui aussi un authentique Sicule. Il était né entre 1565 et 1570 dans une famille ayant des titres de noblesse et du bien sous le soleil, convertie à l’unitarisme par Ferenc Dávid lui-même au soir de la fameuse diète de Torda. Andrảs Eössi fut vite séduit par son intelligence et sa forte personnalité et décida de faire de Simon Péchi son fils adoptif afin qu’il hérite de sa fortune et devienne son continuateur ; puis, il l’envoya à l’étranger poursuivre des études universitaires, au cours desquelles il s’initia à la théologie réformée et apprit l’hébreu de manière à pouvoir lire la Bible dans cette langue. Cela lui donna l’occasion de se familiariser avec l’histoire hébraïque ainsi qu’avec les aspects les plus divers de la civilisation israélite.
À son retour en 1599, il reçut des fonctions à la cour princière et fut bientôt nommé à la chancellerie d’Istvan Bocskai dont, par ses qualités intellectuelles et son entregent, il devint en peu de temps le confident écouté. Là-dessus, Eössi mourut en juillet 1602, ce qui fit désormais du jeune homme à la fois un riche propriétaire foncier et le chef d’une nouvelle église en formation.
Il n’abandonna pas pour autant la carrière de haut fonctionnaire, d’homme politique et de diplomate dans laquelle il était engagé au service du Prince, notamment parce qu’il espérait pouvoir mettre sa position élevée au service de son église. L’année 1618 lui fut cruelle. Il eut la douleur de voir les Unitariens le désavouer et rejeter expressément toute relation avec les Sabbataires, puis entreprendre de le combattre au nom de la loi qui ne reconnaissait la liberté de culte en Transylvanie qu’aux « Quatre religions », catholique, luthérienne, calviniste et unitarienne. C’était tôt ou tard la voie ouverte à toutes les formes de persécution. Le 23 mai de la même année commence, avec la défenestration de Prague, une guerre européenne qui durera trente ans, où la Transylvanie se rangera dans le camp des princes protestants dans le vain espoir d’arracher aux Habsbourg sa reconnaissance comme État indépendant.
L’année suivante, Simon Péchi fut chargé de représenter Bethlen aux négociations de paix avec Ferdinand II (1617–1637) qui s’ouvrirent le 25 janvier 1621 à Hainburg, en Basse Autriche. Mais les exigences de l’empereur les firent capoter. Fin avril, Péchi rompit les pourparlers et rentra à Kolozsvár. À son retour, Péchi fut jeté en prison sous l’accusation de haute trahison et mis aux fers et demeura incarcéré jusqu’à la fin de 1624. Enfin relâché sur l’intervention des ordres nobiliaires sans qu’aucun procès ne lui ait été intenté, il dut verser une énorme caution de cent mille florins d’or. Pour autant il ne se vit pas restituer sa haute charge ni ses titres. Ces mesures hostiles marquaient la fin du rêve qu’avait fait sur son lit de mort András Eössi de voir sa fortune consacrée à l’édification de son église, comme Simon Péchi s’était engagé à le faire après lui. De toute façon, il lui fallait renoncer à l’idée de jamais rentrer en grâce du vivant de Gábor Bethlen et surtout se préparer à combattre tous ceux qui n’attendaient qu’une occasion d’exterminer la secte judaïsante.
À la mort de Bethlen, le pouvoir passa d’abord à sa veuve, Catherine de Brandebourg, pour deux mois, puis à György 1er Rákóczi, fils aîné de Zsigmond, qui régna dix-huit ans, de décembre 1630 à octobre 1648. Le nouveau souverain ne reprit pas Péchi à son service mais se montra d’abord assez compréhensif à son égard. Il abolit les mesures prises à son encontre et lui demanda même conseil avant d’entamer les négociations qui allaient aboutir, le 16 septembre 1645, à la paix de Linz.
En revanche, ce protestant zélé ne tarda pas à s’en prendre aux Sabbataires, car la secte était en train de prendre quelque ampleur, au point de compter en 1637 une vingtaine de milliers de membres en pays sicule. Il fit traduire les dirigeants en justice. Il y eut des condamnations à mort ou à de lourdes peines de travaux forcés. Péchi lui-même, de nouveau incarcéré au cours de l’été 1638, n’évita la peine capitale et ne fut libéré en mai 1639 qu’après s’être sous la contrainte « converti » au calvinisme. Mais le reste des biens qu’il tenait d’Eössi disparut dans les caisses du trésor princier. Dès lors, faute de pouvoir poursuivre sa prédication et son action de propagande, il consacra les trois dernières années de son existence à écrire un recueil de psaumes, le Psaltérion, ainsi que des livres de prières directement inspirées de la pratique israélite. Puis il mourut dans l’oubli vers 1642.
Il y en eut quand même qui échappèrent à la répression générale, souvent de pauvres paysans isolés dans des campagnes reculés, qui n’avaient pas attiré l’attention des inquisiteurs, ou bien des personnages beaucoup plus importants qui avaient adhéré à la doctrine sabbataire en cachette et se faisaient passer pour de bons protestants, comme le comte Ferenc Mikó (1585–1636), qui fut successivement majordome, puis grand chambellan, puis grand argentier du prince et finalement son exécuteur testamentaire. Il adopta, somme toute, l’attitude des marranes juifs d’Espagne qui avaient reçu le baptême sous les rois catholiques et continuaient pourtant, dans l’intimité de leur demeure, de pratiquer la religion de leurs ancêtres et d’en observer les prescriptions. C’est ce qui se passa en terre sicule pour quelques-uns de ceux qu’Eössi et Péchi avaient convertis à leurs idées judaïsantes. Pendant près de deux siècles et demi, des sabbataires anonymes survivront comme les marranes, alors qu’on les croyait disparus. Quand cesseront les persécutions, dans la seconde moitié du xixe siècle, on s’apercevra avec stupeur qu’il y en avait toujours, quoiqu’en très petit nombre, dans quelques-uns des villages sicules. Des historiens, des ethnographes, des musicologues viendront les visiter et les étudier. Ils recueilleront d’eux des chants sacrés d’Eössi et de Péchi demeurés inédits, dont les manuscrits étaient partis à l’étranger ou bien avaient été brûlés par le bourreau. On redécouvrira aussi les cantiques du sabbataire sicule Énok Alvinczi. Quant à ceux de Péter Magyari, écrits entre 1704 et 1711, ils viendront prouver que les idées sabbataires avaient survécu dans la clandestinité jusqu’au temps de la guerre d’indépendance, menée par François II Rákóczi de 1703 à 1711.
D’autres sabbataires s’expatrieront dans l’empire ottoman où ils finiront par s’assimiler aux Juifs en se faisant circoncire et en observant strictement les règles de l’orthodoxie israélite.
D’une certaine manière, la littérature viendra à leur secours et leur souvenir ne sera pas complètement effacé. Le grand écrivain sicule Zsigmond Kemény leur consacrera un roman en 1858, intitulé Les fanatiques, (Rajongók) qui connaîtra un franc succès et sera plusieurs fois réédité.
En tant que secte religieuse, leur nombre sera infime lors de leur réapparition au grand jour, mais au début du xxe siècle on en comptait encore trente-cinq familles avec 280 personnes dans le village de Bözödùjfalu qui avait été l’un des foyers du sabbatarisme dès les origines. Tout le monde les croyait juifs bien qu’aucun d’entre eux ne sût lire l’hébreu et ils appelaient rabbin celui d’entre eux qui leur servait de ministre du culte. Malheureusement, pendant la seconde guerre mondiale, ils furent assimilés aux Juifs et emmenés vers les camps de la mort, d’où personne ne revint.
Les idées défendues par les Sabbataires au xviie siècle n’ont pas pour autant complètement disparu. Elles survivent de nos jours dans une forme nouvelle du messianisme protestant : l’Église des Adventistes du septième jour, fondée aux États-Unis en 1831 et qui a peu à peu gagné l’Europe entière. Elle est présente, quoique très modestement, dans le patchwork religieux du pays sicule et il est probable que la plupart de ces membres sont venus à elle sous l’effet d’une tradition non écrite demeurée latente là ou Eössi et Péchi avaient réussi à faire des disciples, d’autant que, s’ils attendent le retour du Messie sur terre, ils font aussi de l’observation du sabbat l’élément premier de leur règle de vie, comme le précise leur appellation « du septième jour ». Les Adventistes sont donc bien, en ce sens, les continuateurs des Sabbataires. Comme ces derniers, ils aspirent à se rapprocher du judaïsme, source unique, selon eux, de la vraie croyance, puisque dictée par Dieu lui-même.
On ne sait pas exactement combien ils sont dans ces premières années du xxie siècle, alors que les diverses manifestations de la vie religieuse ne sont plus persécutées en Roumanie, car les statistiques officielles englobent toutes les sectes et églises indépendantes dans une même rubrique. Sur les quelques 90 000 individus enregistrés pêle-mêle sous cette rubrique, ils doivent être sans doute de dix à douze mille au plus, dont la grande majorité serait en pays sicule. En tout cas, le fait que l’Adventisme y figure à nouveau apparaît comme une façon de dire que les Sabbataires d’antan sont de retour et comme une revanche posthume à leurs souffrances.