La Société des Études Juives exprime sa plus vive inquiétude, suite à la tribune que le Monde a fait paraître, samedi 13 septembre, signée par Romain Graziani, sinologue et philosophe. Il s’y exprime en tant que président de la section 15 du Conseil National des Universités, regroupant notamment les spécialistes des études arabes et des études hébraïques.
Le propos sous lequel est chapeauté cette tribune est un message de réprobation aussi bien de l’extrême violence de l’attaque du Hamas le 7 octobre 2023 que de celle de l’armée israélienne dans la bande de Gaza depuis bientôt deux ans. Elle se poursuit par des jugements moraux et s’achève avec une « invitation » adressée « à l’ensemble de la communauté scientifique à reconsidérer sérieusement les conséquences éthiques de ses liens personnels et institutionnels avec les universités d’Israël ».
Il n’est certes pas rare que des sections CNU votent des motions pour exprimer leur inquiétude face à des réformes qui modifient les prérogatives du CNU (comme l’ont fait beaucoup de sections en 2020), ou qu’elles s’expriment sur une situation géopolitique particulièrement grave impliquant des aires géographiques entrant dans leur champ d’expertise, à l’instar de la section 13 à l’occasion du déclenchement de la guerre de la Russie contre l’Ukraine en 2022. Ici toutefois, Romain Graziani s’exprime au nom de la « communauté des experts des études arabes et hébraïques » et non de la section CNU qu’il préside.
Or s’il est bien une section qui ne saurait prétendre à aucune sorte de représentativité, c’est bien la section 15. Loin d’organiser une communauté scientifique homogène, cette section est un agglomérat, entre autres, d’études « aréales » et linguistiques dites « orientales », africaines et océaniennes, regroupées ensemble pour atteindre une masse suffisante. La seule « logique » que l’on peut identifier dans ce regroupement est, comme le regrette à juste titre Romain Graziani, une logique coloniale, digne d’un orientalisme suranné.
Du reste, sa tribune reproduit cette même logique coloniale, à la fois par les catégories qu’elle invoque et par la contrainte symbolique et institutionnelle qu’elle exerce sur certains membres de la communauté scientifique qu’elle a mission de « gérer ».
Il est à peine croyable que le président d’une instance universitaire publique française se réjouisse d’y compter des « Juifs » et des « Arabes » et de leur capacité à travailler de concert. Est-il nécessaire de rappeler qu’un tel repérage éthnico-religieux n’a pas sa place dans la fonction publique ? Cette rhétorique enferme les uns et les autres dans des catégories figées, postulant leur opposition, pour finalement mieux les rassembler dans un al-Andalus irénique et fantasmé. En bon père de famille, Romain Graziani « invite » en outre les experts en études hébraïques à faire un tri dans leurs fréquentations « personnelles » et « institutionnelles ».
La tribune est issue d’une motion soumise à un vote anonyme en ligne des membres titulaires de la section et adoptée à la majorité. Or, dans la présente composition de la section, sur 24 membres titulaires, seules 2 sont des hébraïsantes et 5sont des arabisants. Les 17 autres membres votants ont des expertises sur d’autres aires culturelles et linguistiques. Il est donc parfaitement inexact et trompeur de présenter l’issue de ce vote comme formulant un consensus « des communautés d’experts des études hébraïques et juives », alors qu’elle n’exprime qu’un rapport de force au sein de la section. Cette manœuvre constitue une violence symbolique insupportable exercée sur les membres de la communauté des spécialistes des études hébraïques et juives, dont la Société des Études Juives est l’un des organes représentatifs.
Il est inadmissible de voir exprimées en notre nom des positions qui ne reflètent pas nos diverses sensibilités. Émanant du président d’une instance qui a un pouvoir important sur le déroulement des carrières des spécialistes des études hébraïques et juives, une telle recommandation à mieux choisir ses relations « personnelles et institutionnelles » a de quoi semer le trouble. Pourra-t-on par exemple refuser sa qualification (nécessaire à l’accès à un poste universitaire) à un doctorant ou une doctorante au motif qu’il ou elle aurait fait un séjour d’étude en Israël ?
Chacun est libre d’adopter la position qu’il juge adéquate quant au boycott des universités, voire même des universitaires israéliens (ou de tout autre État menant des politiques condamnables, dont les exemples ne manquent pas au sein des aires culturelles entrant dans la définition de la section). Mais il est tout à fait inquiétant pour la liberté académique en France, qu’une section CNU, par la voix de son président puisse formuler une norme de conduite, sous la forme même implicite d’une intimidation.
Nous regrettons que ce qui aurait pu s’apparenter à une déclaration de réprobation relativement consensuelle s’achève par une menace à peine voilée. Parce qu’elle est l’un des rares espaces universitaires français regroupant des experts des études arabes et des études juives, la section 15 du CNU aurait le potentiel d’initier des échanges féconds entre ces deux champs, de nature à apaiser le débat public. Tout au contraire, malgré ses louables intentions, cette tribune reste inscrite dans une logique de violence et de conflictualité.