Parution de l’essai de Catherine Coquio, Le mal de vérité ou l’utopie de la mémoire

« Mémoire », « témoignage », « catharsis » : ces mots ne cessent de revenir au sujet des catastrophes politiques du 20e siècle, comme s’ils aidaient à les assimiler. La hantise d’un effondrement a donné lieu à une morale de la transmission, mais en réalité nul ne sait quoi faire d’un tel héritage, qui semble barrer l’accès au présent et obstruer notre avenir. De ce non-savoir vient le mot « mémoire », protoplasme sous lequel s’agitent le chaos des chagrins individuels et collectifs, celui des luttes pour la reconnaissance, un nouveau vocabulaire politique, un marché culturel, un immense continent littéraire,et à présent un champ académique : bref une culture. Mais cette culture devenue régulatrice, travaillée par ses points aveugles, semble toucher ses limites et se désamarrer du réel au point de faire écran à ce dont elle se réclame : la réalité passée et sa mémoire.

Plutôt que de dénoncer en vain les « abus de mémoire », l’auteur change de perspective en voyant s’exprimer dans cette obsession mémorielle une angoisse de la vérité détruite ou privée d’autorité, issue d’uneperte d’autorité du réel lui-même : l’herméneutique de la mémoireconduit à une anthropologie du mensonge politique et de la destruction des faitsAu-delà du refus d’oublier, ce qui déchire l’espèce et détruit des mondes produit pour certains un lancinant mal de vérité, et pour tous une durable crise de la vérité, qui ne se limite pas au conflit des interprétations, ni à l’habituelle division de la vérité. Les mythes qui (en Occident et hors Occident) se forment aujourd’hui autour des vieux mots « mémoire », « témoignage », « catharsis », ont pour fonction d’y répondre.

Sous cette religion d’époque, l’auteur dessine les contours d’une étrange utopie,qui semble vouloir espérer à travers le passé et à partir du pire. Au cœur de cette utopie il y a le témoignage, à présent sacralisé et souvent (re)christianisé : l’apostolique « passage de témoin » relaie en littérature le politique « devoir de mémoire », et l’utopie bascule alors dans la dystopie. En observant les oscillations et contradictions de ce principe espérance à l’envers, en dressant la physionomie critique de cette culture, l’auteur tente un autre usage des textes témoins, pour penser avec eux ce mal qui travaille notre rapport au passé, et chercher un rapport politique au présent.