Entre judaïsme et christianisme : les conversions en Europe de l’époque moderne à l’apparition de l’antisémitisme politique.

Université Paris-Sorbonne
1, rue Victor Cousin
75 230 Paris Cedex 05

Commission européenne
Marie Curie actions
B-1049 Bruxelles 

Société des études juives
45, rue La Bruyère
75009 Paris

– Centre Roland Mousnier,UMR 8596, Labex Ehne, axe 3 (L’humanisme européen ou la construction d’une Europe « pour soi »)

– Institut de recherche pour l’étude des religions (I.R.E.R.)

Colloque international : Entre judaïsme et christianisme : les conversions en Europe de l’époque moderne à l’apparition de l’antisémitisme politique.

Maison de la Recherche,  amphithéâtre 35, 28, rue Serpente, 75006 Paris

Les jeudi 24 octobre 2013 (9 h -18 h) et vendredi 25 octobre 2013 (9 h- 18 h)

Depuis Paul de Tarse, la conversion des juifs au christianisme revêt une signification d’importance particulière. Le fait que des juifs, membres du peuple élu du même Dieu que celui des chrétiens, choisissent de se convertir à la religion du Christ est présenté comme la preuve la plus éclatante de la véracité de cette religion. On comprend donc que, bien que Paul n’ait considéré comme valables que les conversions sincères, la tentation était grande d’en accélérer le rythme au moyen de la contrainte. Dans l’Europe moderne, la conversion n’était pas seulement un acte individuel ; elle revêtait une dimension sociale et politique dans un système juridique définissant l’Homme non seulement par sa place au sein de la société féodale mais encore selon le statut de sa religion dans le contexte d’un État chrétien. Les juifs qui se convertissaient mourraient aux yeux de leurs communautés et de plus, ils devaient trouver une nouvelle place dans la société chrétienne dont les membres n’étaient pas toujours bien disposés pour les accueillir. En outre, l’abandon de la foi chrétienne et le retour au judaïsme des communautés marranes étaient perçus comme un support permanent à la subversion, une menace constante à la religion et une atteinte à la sûreté de l’État.

Avec le mouvement des Lumières, l’attitude à l’égard des juifs commença à se modifier au nom de la tolérance en matière de religion et de la prétendue nécessité de « régénérer » l’ancien peuple élu et tombé en « dégénérescence ». Progressivement, le nombre des dispositions discriminatoires s’amenuisaient, ainsi en allait-il avec l’Édit de tolérance pris par Joseph II dans le cadre d’une société restant chrétienne ou dans le cas du Décret d’émancipation pris par la Constituante en 1791 dans le cadre d’une société qui se dégageait de l’emprise du christianisme. Pourtant, il était bien entendu que ces avancées en faveur de l’intégration des juifs à la société devaient profiter à l’État. Ces «tickets d’entrée dans la société européenne », selon la formule de Heinrich Heine, pouvaient ouvrir la voie de l’assimilation des juifs aux sociétés dominantes au moyen de leur conversion.    

Au XIXe siècle, la conversion n’entraînait pas forcément une rupture avec le milieu d’origine ce qui permettait le maintien de l’endogamie juive et des relations professionnelles au sein des réseaux financiers. L’intégration des juifs à la société globale n’allait pas nécessairement de pair avec le renoncement au judaïsme. Parfois la conversion accompagnait l’engagement pour des idées novatrices, soit celles de la haskala et des Lumières, soit celles héritées de la Révolution française. De surcroît, imbriquée dans le tissu culturel de l’engagement intellectuel ou politique, la conversion représentait une identification temporaire à une cause particulière sans fermer la porte à une reconversion ultérieure ; le plus souvent, se reconvertissaient au judaïsme ceux qui appartenaient à la multitude «des gens ordinaires». Si l’on considère les évolutions sur la longue durée, on remarque que la conversion n’a pas souvent procuré l’évasion et le succès attendus, mais elle a été plus efficace dans  les pays libéraux que dans ceux gouvernés par des conservateurs.

L’objet de ce colloque est d’étudier les multiples facettes du problème de la conversion dans le nouveau contexte historique existant depuis la période des Lumières (première moitié du XVIIIe siècle) jusqu’à la naissance de l’antisémitisme politique (apparu, dans les années 1880, en Allemagne puis en France avec l’affaire Dreyfus) et marqué par le Concile Vatican I. Cependant, sensibles à la perspective de la longue durée, nous ne nous interdirons pas de jeter un regard sur le XXe siècle, jusqu’à Vatican II, et de traiter plus amplement de cette période à l’occasion d’un prochain colloque.   

Nous nous intéresserons aux motivations des convertis, en considérant, à l’échelle de l’Europe, les sociétés chrétiennes face à un phénomène à la fois appelé par une logique religieuse et redouté par des craintes sociales et politiques. En cherchant à pénétrer dans le domaine de l’histoire juive contemporaine, on y introduira des acteurs peu connus et on examinera des aspects essentiels pour saisir la conversion, tels les états émotionnels, qui dans les dernières années sont devenus des objets de la recherche historique. En ne perdant pas de vue que, par de là les histoires nationales et les périodisations, la conversion se caractérise pour la période étudiée par une ampleur qui dépasse les normes du passé.

Cette approche propose donc autant d’arguments pour l’histoire comparée, transnationale ou croisée ; seule une comparaison à travers les frontières peut révéler la spécificité de chaque objet, et ainsi identifier ce qu’on peut considérer unique. Sans être un acte « exemplaire », la conversion est  néanmoins loin d’être un phénomène marginal. Des groupes entiers ont disparu de la société juive, y compris les élites économiques qui en dirigeaient les affaires dans l’Occident des XVIIIe et XIXe siècles. De surcroît, les actes de conversion représentent un indice incontournable pour saisir la façon dont les juifs ont vécu les obstacles mis à l’intégration, l’antijudaïsme et l’antisémitisme. La conversion reste un élément-clé pour analyser la manière dont les juifs, quelle qu’ait été leur place au sein de la hiérarchie sociale et leur genre, ont expérimenté le déploiement de la modernité.         

Constatant, d’une part, que le processus de l’émancipation a été lent et géographiquement différencié, et d’autre part, que la proportion de juifs au sein des pays était très variable, nous serons conduits à considérer séparément l’Europe occidentale, l’Europe méditerranéenne et l’Europe centrale de sorte qu’apparaissent les différences et les ressemblances en matière de conversion des juifs au christianisme ainsi que de leur éventuelle reconversion dont la spécificité ne peut pas être restituée uniquement par des analyses de données quantitatives ; il faudra nécessairement faire appel à de nouvelles sources documentaires.

Organisation du colloque

– Coordinatrice : Mme Paola Ferruta, Marie Curie fellow, Centre Roland Mousnier (Université de Paris-Sorbonne), <paola.ferruta@paris-sorbonne.fr>

Comité d’organisation : Mme Paola Ferruta, MM. Martin Dumont, Cyril Grange, Daniel Tollet.

Comité scientifique : Mmes Danielle Delmaire, Paola Ferruta, Sylvie-Anne Goldberg, MM. Jacques-Olivier Boudon, Dominique Bourel, Denis Crouzet, Martin Dumont, Cyril Grange, Daniel Tollet.

Programme définitif

Jeudi 24 octobre 2013, matinée.

9h – 9h30 : Accueil des participants :

            M. Jacques Olivier Boudon (Université Paris-Sorbonne, Institut de recherches pour    l’étude des religions (I.R.E.R.).

            M. Denis Crouzet (Université Paris-Sorbonne, Centre Roland Mousnier).

            Mme Paola Ferruta (Université Paris-Sorbonne, Marie Curie Fellow).

1.     Groupes crypto-religieux et conversions au christianisme à l’âge moderne : sources et méthodologies nouvelles.

Présidence : Mme Sylvie-Anne Goldberg (Paris- E.H.S.S.)

9h30 : – Mme Natalia Muchnik (Paris- E.H.E.S.S.) : La conversion en héritage. Crypto-judaïsants dans l’Europe des XVIe-XVIIIe siècles (Espagne, France, Angleterre).

            10h –   Mme Serena di Nepi (Rome- La Sapienza) : Compulsory   negotiations:             neophytes, relatives, partners in the records registered by the Jewish notaries of Rome   at the end of XVIth century.

            10h30 : – Mme Evelyne Oliel-Grausz (Paris- Université Paris 1 Sorbonne) :             Itinéraire d’un converti au XVIIIe siècle, de Venise jusqu’à Londres: David Aboab.

11h30 : (Pause-café)

2.     Conversions, mouvements religieux et transformations sociales en Europe entre le XVIIe et le XIXe siècle.

            12h : – M. Avraham Maltête (Paris – Alliance Israélite Universelle) : Le Mohelbuch     de Moïse et Simon Blum de Bischheim (Bas-Rhin).

            12h30 : -M. Andrzej Krzysztof Link-Lenczowski (Cracovie-Université jagellone) :     Les Juifs dans les transformations sociales et le frankisme pendant les dernières        années de la   République nobiliaire.

13h : (Pause déjeuner)

Jeudi 24 octobre, après-midi

    3.       Les enjeux institutionnels de la conversion et de la prévention : définitions typologiques.

Présidence : M. Daniel Tollet (Société des études juives)

            15h :    – M. Dominique Bourel (Paris-Berlin – CNRS- Université Humboldt) :             L’Institutum Judaicum de Halle au XVIIIe siècle: une machine à convertir?

            15H30 : – M. Carsten L. Wilke (Budapest- Central European University) : Trajectoires interreligieuses en milieu séfarade à l’époque moderne: conversions, duplicité, libre-pensée

16h30 : (Pause-café)

            17h : – M. Miklos Konrad (Budapest- Institut d’Histoire de l’Académie des Sciences         de Hongrie) : La typologie des conversions en Hongrie à l’ère du Vormärz

            17h30 : -M. Philippe Landau (Paris- Consistoire central des Israélites de France) :           David Paul Drach ou l’appel d’une harmonie religieuse

Vendredi 25 octobre, matinée.

    4.     Entre judaïsme et christianisme : liaisons dangereuses et répercussions politiques

Présidence : M. Dominique Bourel (Paris-Berlin- CNRS – Université Humboldt)

            9h : -Mme Marina Caffiero (Rome- La Sapienza) : Miracles de conversion au XIXe siècle.             Le cas de A. M. de Ratisbonne entre dimension subjective et nouveau contexte de la             politique de Rome  à l’égard des juifs

            9 h 30 : – Mme Deborah Hertz (USA- Université de Californie, San Diego) :          Dangerous Politics, Dangerous Liaisons: Love and Faith Among Jewish Women Terrorists in Czarist Russia

            10 h. : M. Joël Sebban (Paris- Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne) : Convertis et conversion dans l’histoire contemporaine française des relations entre la Synagogue et les Eglises chrétiennes (1806-1939)

11h : (Pause-café)

5. Discours sur la conversion et les transformations des logiques de conversion entre les XIXe et XXe siècles;

Présidence : M. Cyril Grange (Paris- Université Paris-Sorbonne)/ Marina Caffiero (Rome- La Sapienza)

            11h30 : -Mme Hannah Lotte Lund (Berlin- Université Humboldt) : « It’s a pity that     no real Jews are born anymore » – discourses on conversion and exotic in the so             called Berlin Salon around 1800.

            12h : – Mme Agathe Mayeres-Rebernik (Paris- Université Paris-Sorbonne – I.R.E.R.)         L’évolution de la pensée catholique sur la question de la conversion, de Vatican I à      Vatican II

13h : (Pause déjeuner)         

    6.     Les conversions au christianisme en France au XIXe siècle : Elites et responsabilités consistoriales.

Présidence : Mme Paola Ferruta (Université Paris-Sorbonne, Marie Curie Fellow)

            14h 30 : -M. Max Polonowski (Paris) La mouvance Cerfberr, entre conversion et             responsabilités consistoriales

           15h : – M. Cyril Grange (Paris- Université Paris-Sorbonne) : Un siècle d’alliances entre aristocrates et élites juives :  les mariages mixtes à Paris, 1840-1940

16h : (Pause-café)

    7.     Analyses des données et réflexions théoriques sur la conversion

Présidence: M. Philippe Landau (Paris- Consistoire central des Israélites de France)

            16h30 : -Mme Tullia Catalan (Trieste- Université de Trieste) : Les conversions et les       désaveux de la communauté juive de Trieste entre le XIXe et le XXe siècle

            17h : – M. Charles Kecskemeti (Paris) : Le rôle de la néologie issue de la            Haskala: prévenir les conversions

            17h30 : -Mme Paola Ferruta (Paris- Centre Roland Mousnier, Paris-Sorbonne) :     Penser par cas : conversions au christianisme et retour au judaïsme à Trieste au XIXe siècle

18h : Discussion finale.

Résumés des interventions

Dominique Bourel (Paris-Berlin – CNRS- Université Humboldt

L’Institutum Judaicum de Halle au XVIIIe siècle: une machine à convertir?

Pendant longtemps les recherches sur les conversions furent un objet tabou. Les récentes nouvelles enquêtes sur la Prusse et le Piétisme, surtout depuis la chute du mur ont réouvert les dossiers. L’exposé présentera les activités de le Collegium Orientale, l’Institut du Judaïsme et de l’Islam, ouvert par Johann Heinrich Callenberg à Halle et montrera comment d’un côté il fit progresser les connaissances orientalistes et de l’autre son peu de succès atteste  du caractère encore largement orthodoxe des communautés juives visitées. On signalera aussi les ressources archivistiques en français encore largement inexploitée.

Marina Caffiero, Rome- La Sapienza

Miracles de conversion au XIXe siècle. Le cas de A. M. de Ratisbonne entre dimension subjective et nouveau contexte de la politique de Rome à l’égard des juifs

Après la Révolution française, à la suite de la Restauration les cas de baptêmes forcés diminuent et l’Eglise catholique met en place de nouvelles prérogatives en matière de conversion. La conversion «miraculeuse» d’Alphonse de Ratisbonne a eu lieu à Rome dans l’église de S. Andrea delle Fratte en 1842 suite à une apparition mariale et avec l’aide de la Médaille Miraculeuse forgée après l’apparition de la Vierge à Catherine Labouré en 1830 dans son couvent de la rue du Bac à Paris. Ces événements amènent reconsidérer l’histoire des relations de l’Église catholique avec les juifs. Trois aspects seront abordés: 1) le nouveau contexte des conversions et l’approche différente de l’Église catholique en matière de conversion ;  2) Le récit de la conversion ; 3) Les répercussions de la conversion de Ratisbonne au XXe siècle, ses effets sur l’antisémitisme catholique et sur les luttes internes à l’Église catholique concernant cette question.

Tullia Catalan, université de Trieste

Les conversions et les désaveux de la communauté juive de Trieste entre les XIXe et XXe siècles De l’« Édit de tolérance » de Joseph II ( 1781-1782 ) au début de la Grande Guerre, la communauté juive de Trieste a traversé un processus dynamique d’intégration à la société majoritaire locale. Animée par un esprit profondément laïc, elle joue un rôle actif dans la vie économique, culturelle et même politique. Ce succès a entraîné, une refonte des liens de l’institution communautaire avec le gouvernement. Son rôle de médiatrice avec le pouvoir s’est réduit. A la fin de du XIXe siècle, elle s’occupe exclusivement des questions relatives au culte, à l’enseignement et à la charité envers les coreligionnaires plus pauvres.

A la fin du XVIIIe siècle dans le port franc des Habsbourg ont lieu les premières conversions au catholicisme. En l’absence de lieu d’accueil des catéchumènes dans la ville de Trieste, les conversions ont été organisées ailleurs, le plus souvent, jusqu’à la chute de la République de Venise, dans la ville proche de Capodistria. Libéré des contraintes administratives strictes du Royaume des Habsbourg, le baptême pouvait être célébré en quelques jours.

La période 1848-1867 correspond à une période de transition avec des conversions, toujours peu nombreuses, principalement déterminées par des motifs politiques ou sentimentaux.

Avec l’émancipation civile autrichienne de 1867 débute une période particulièrement complexe en termes de conversions et d’abjuration. C’est sur cette troisième phase, à mon avis la plus importante pour la communauté juive de Trieste, que portera en grande partie mon intervention. Une analyse détaillée nous permettra de comprendre les raisons pour lesquelles, au cours des années vingt et trente ont été enregistrés à Trieste le plus grand nombre de conversions en Italie. Au cours de la seconde moitié du XIXe siècle et jusqu’à la veille de la Grande Guerre ont eu lieu un grand nombre de conversions, d’abjurations sans conversion à une autre religion, et de mariages mixtes. Ces évolutions concernent non seulement la communauté juive de Trieste, mais aussi d’autres minorités religieuses de la ville. Cette particularité empêche de mener une comparaison avec le reste de la péninsule italienne, comme avec les différents territoires de l’empire des Habsbourg. La principale motivation qui a poussé les hommes et les femmes à abandonner le judaïsme n’était pas, comme dans d’autres villes de l’Empire, la peur de l’antisémitisme politique. Cet argument n’est pas suffisant pour expliquer le neophytisme, tout aussi répandu, à l’époque, dans le port de l’Adriatique.

Serena di Nepi, Dipartimento di Storia Culture Religioni Sapienza – Università di Roma

Compulsory negotiations: neophytes, relatives, partners in the records registered by the Jews Notaries of Rome at the end of XVIth Century

In the Sixteenth Century, the strategy of the proselytism to Jews was centered on the binomial House of the Catechumen-Ghetto. It worked very well, and few Jews converted every year as a result. As it is well know, a long series of laws forbade any interactions between neophytes and Jews, in order to avoid the phenomena of rejudaization. Nevertheless, Jews and Neophytes continued to have relationships, especially in the management of daily business. The most frequent question to be discussed among them concerned pending questions, that the conversion itself had originated.  This paper aims to investigate those cases, as they are documented in notarial acts registered by Roman Jewish notaries in the second half of Sixteenth Century. After a short description of this very special source, the presentation will focus on Roman Jewish Converts from the very special point of view of their relatives and partners, that were still Jews. Jews and Neophytes went to the Jewish notaries to settle disputes concerning different topics. The most common were: 1) business and jobs, as in the case of  Jewish banking licenses , not legal for Christians after conversion; 2) housing and gazagot, as in the case of gazagòt of houses set in the ghetto, of course unsuitable for Christians; 3) family matters. Jewish notaries were asked to determine those litigations, in the light of the privileged condition of the Neophytes but still respecting Jewish laws and families. It should be noticed that if, on one side, any conversion caused breaches in family and business relationships, on the other, it should start up a transformation, that could have unexpected good results, even for Jews.  

Paola Ferruta, Centre Roland Mousnier, Université Paris-Sorbonne

Penser par cas : conversions au christianisme et retour au judaïsme à Trieste au XIXe siècle

Plus un acte social qu’individuel, la conversion religieuse implique une modification profonde des relations individuelles avec l’histoire et la mémoire d’une, ou plutôt deux communautés. En Europe, depuis le seizième siècle, l’hérésie et la conversion ne sont pas seulement un problème relevant de la religion elle-même, mais ont été liée à l’idée d’agitation sociale avec des implications politiques. Il sera question d’analyser des cas, pas si rares d’ailleurs, d’échecs de conversion à la foi chrétienne ainsi que des tentatives de reconversion au judaïsme par des femmes qui appartenaient à la multitude des «gens ordinaires» à Trieste vers la fin du dix-huitième et au début du dix-neuvième siècle. Je m’appuierai sur les documents des Archives d’État de Trieste, en particulier ceux concernant les femmes juives. Ces cas sont appropriés pour examiner les « interstices » évoqués par Homi Bhabha, lesquels deviennent ici des espaces hétérogènes de «société neutre», comme Jacob Katz les a définis.

Bien sûr, l’éventail des possibilités est très large et le dialogue, c’est à dire le lien entre les deux mondes peut être considéré infime, parfois inexistant. Vulnérabilité et visibilité s’entrecroisent dans les destins des femmes suspendues entre judaïsme et christianisme. Il semble que les Lois de Tolérance (1781/1782) et les difficultés créées dans certains cas par la Loi juive deviennent particulièrement complexes par rapport aux destins des femmes. Ces destins feminins auparavant dans l’ombre et mis au jour par les circonstances historiques, deviennent véritablement compliqués. L’ambiguïté inhérente à la tolérance comme à l’émancipation a un impact plus négatif sur les cas féminins comme le montrent les volumineux dossiers d’archives.

Cyril Grange (Paris- CNRS et Université Paris-Sorbonne)

Un siècle d’alliances entre aristocrates et élites juives : les mariages mixtes à Paris, 1840-1940

Rares dans la première moitié du XIXe siècle, les unions entre élites juives et partis chrétiens, nobles ou bourgeois, deviennent plus fréquentes après 1850. Dans le cas de la bourgeoisie, ce mouvement s’amplifie au cours de la première moitié du XXe siècle. Pour la noblesse, il se ralentit dès l’entre-deux guerres. Cette ouverture de la noblesse aux familles de financiers juifs peut être mise en parallèle avec les mariages contractés avec les riches héritières américaines qui cessent eux aussi avec la Première guerre mondiale.

La communication dressera en premier lieu un tableau de certaines spécificités socio-démographiques de ces unions : évolution dans le temps selon l’origine sociale du conjoint non juif, principe de noblesse des familles ayant contracté de telles alliances, rang de naissance…

Elle évoquera par la suite les questions relatives à la disparité de culte qui pour l’Église de Rome, induit un empêchement de célébration du mariage. Deux solutions s’offrent aux futurs conjoints désireux de voir célébrer religieusement leur union : une demande de dispense d’empêchement pour disparité de culte ou la conversion qui fait cesser l’empêchement.

Les demandes de dispense d’empêchement pour disparité de culte auprès du Pape sont rares et obtenues sous certaines conditions. La conversion semble avoir été la plus fréquemment choisie par les conjoints juifs. Les baptêmes célébrés alors préalablement au mariage présentent certaines spécificités en termes de cérémonies et de choix de parrains.

La communication abordera enfin les cérémonies de mariage, le lieu de célébration et le profil des témoins, civils et religieux. 

Deborah Hertz

University of California at San Diego

Dangerous Politics, Dangerous Liaisons:  Love and Faith  Among  Jewish  Women Terrorists in Czarist Russia

In 1894, the Russian Jewish writer Sholem Aleichem began to publish his series of short novellas, eventually called Tevye the Dairyman.  Written in a pungent and hilarious Yiddish, the monologues delivered by Tevye are mainly concerned with the marriage prospects and the ultimate romantic fates of his seven daughters.  He wants them to marry rich men so as to ease his own fate in life, but they rarely pursue this path.  Two of the daughters, Hodl and Chava, seem to leave Judaism and the family altogether.  Hodl follows her Jewish revolutionary lover to his prison exile, presumably in Siberia.  Chava chooses baptism and marriage to an ambitious Christian intellectual.

                 In the view of some contemporary scholars, Hodl represents a cosmopolitan pathway which is emblematic of modernity, in utter contrast to the traditional way of life which Tevye celebrates.[1]  In this paper I use a small collective biography of Jewish women active in the populist organization The People’s Will during the 1870s to problematize and complicate the easy assumption that women like Sholem Aleichem’s imaginary Hodl were constructing a truly secular and universal identity. 

              When we study the social and family history of social movements we discover national, linguistic, religious subcultures inside the various organizations, although the ethos of those subcultures was rarely expressed in  the official ideology of the activists.  Specifically, in this paper we explore how likely it was that Jewish women would meet and fall in love with Christian activists, and, whether or not they chose or were able to convert to Russian Orthodoxy and actually marry their Christian lovers.

             The proportion of Jewish women in The People’s Will was extraordinarily high.   Among the  2193 activists affiliated  during the decade of the eighties, between 1879 and 1892,  348 women belonged, and 95, almost a third of these women activists were Jewish. Jewish women were twice as well represented among the  Jewish  activists  as Christian women  were  among  the   Christian activists.  This was quite astonishing, considering that  the number of women in the Russian radical movements and their active leadership was altogether unique for Europe or the United States during the seventies. 

                   Several of the 95 women have left behind considerable detail about their lives for posterity.  The most famous was Gesia Gelfman, who ran the safe house where the bombs that killed Czar Alexander II were produced, and who died alongside her baby in prison.  The father of her baby was Nikolai Kolotkevich, from a prominent gentry family.   We also meet other Jewish women with Christian radical lovers, including Anna Rozenstein [Kuliscioff] and Peter Makarevich, Anna Epstein and Dmitri Klements, Rosalie Idelson and Valerian Smirnov, and Fanny Lichkus and Serge Kravchinsky.  In the background are the Jewish radical men who enjoyed long-term love relationships with Christian women, including Lev Deutsch and Vera Zasulich, Mark Natanson and Olga Schleiser, and Michael Sazhin [Ross] and Eugenia Figner.

                Jewish women who not only joined a very violent organization such as The People’s Will, but who also chose a  Christian romantic partner  would be very likely to become estranged from their families.  Joining the People’s Will required total dedication, and in this paper we describe how these activists often lived in impoverished urban  communes, spent years in   prison, or managed  a safe house making dynamite bombs.  In the larger book project from which this paper is taken, a burning question is whether Jewish women were especially likely to show this kind of totalistic dedication to their cause.  Extreme breaks with their families might help  explain  their affinity for making political movements their family and risking their lives in acts of extreme  self-sacrifice.   In this way a family and romantic history of the left provides  not simply a richer biographical background to the politics of this important era, but a truer account of the political choices of this cohort of activists.   

Charles Kecskemeti (Paris)

Le rôle de la néologie issue de la     Haskala: prévenir les conversions

Pour les juifs de Hongrie, comme pour les autres communautés d’Europe occidentale et centrale, le XIXe siècle était celui de l’émancipation, de l’ouverture intellectuelle et de l’intégration dans la société civile, et aussi celui de la confrontation avec l’antisémitisme, devenu idéologie politique. En raison du statut de la Hongrie au sein de la Monarchie Habsbourg, des conséquences de ce statut sur la plan économique, avant et après 1867 et aussi de la taille de la communauté, la troisième en Europe, le chemin parcouru par le judaïsme hongrois au cours du  XIXe siècle présente au moins quatre singularités : l’alliance avec l’opposition diétale libérale dans la lutte pour l’émancipation, le passage à la langue hongroise, un rôle prépondérant dans la modernisation du pays et la violence du conflit entre les défenseurs orthodoxes du mode de vie hors société du temps des ghettos et les néologues partisans de l’ouverture vers la culture profane et l’environnement gentil.  En levant les interdits orthodoxes, la néologie a conservé pour le judaïsme la moitié progressiste de la communauté.

Miklós Konrád

(Institut d’Histoire de l’Académie des Sciences de Hongrie, Budapest)

La typologie des conversions en Hongrie à l’ère du Vormärz

La période du Vormärz, et particulièrement les années 1840, furent une période charnière dans l’histoire autant de la Hongrie que des Juifs vivant sur son territoire. D’un côté, une nouvelle élite politique et culturelle cherchait fiévreusement les moyens de transformer une Hongrie féodale en société bourgeoise et en un État-nation libéral. De l’autre côté, une première génération de Juifs acculturés, d’hommes d’affaires et d’intellectuels cherchaient à engager une société juive dans l’ensemble encore traditionnel sur la voie d’une modernisation culturelle, tout en s’efforçant de trouver leur place et de réaliser leurs ambitions dans une société majoritaire qui leur fit miroiter la perspective de l’émancipation.

Pour ces Juifs socialement et culturellement éloignés du monde de la tradition juive, ces années furent une période de tourmente : l’émancipation était promise, mais elle n’était pas encore devenue une réalité. En fait, les années 1840 se caractérisèrent par le parallèle paradoxal d’une montée en popularité des idées libérales et de l’hostilité croissante de l’opinion publique envers l’émancipation des Juifs. L’élite libérale offrit avec enthousiasme aux Juifs de les reconnaître sous certaines conditions pour membres à part entière de la nouvelle Hongrie et de les intégrer en son sein tout en demeurant profondément empreinte de préjugés à leur égard et extrêmement réfractaire dans les faits envers leur simple fréquentation.

La conversion est un indicateur : sa fréquence, ses justifications, ses ressorts psychologiques, ses conséquences offrent un reflet condensé des relations entre les Juifs et la société au sein desquelles ils vivaient, de la vision que les uns avaient des autres et de la nature plus ou moins commune de leur avenir. La typologie des conversions juives dans la Hongrie du Vormärz permet selon nous une évaluation pertinente de la variété des identités et des défis rencontrés non seulement par ceux qui choisirent de quitter la religion (et la communauté) juive, mais aussi de tous ceux concevant désormais leur avenir en tant que membres juifs d’une Hongrie en devenir.

Andrzej K. Link-Lenczowski, Université Jagellonne, Cracovie

Les Juifs dans les transformations sociales et le frankisme pendant les dernières années de la République nobiliaire.

Discutant de la situation des Juifs dans le Commonwealth polono-lituanien au XVIIIe siècle, je tiens à souligner, en premier lieu, leur grand nombre (environ 750 000). La position de l’Eglise catholique réglementait toutes les relations entre les communautés juives et les chrétiens, non seulement ceux qui appartenaient à l’Eglise catholique, mais aussi les Orthodoxes, uniates, luthériens, etc.

Dans cette situation, le mouvement frankiste et Jacob Frank essayaient de trouver au milieu du XVIIIe siècle leur propre chemin. On pourrait les définir une sorte de «nouveaux chrétiens» jouant le rôle d’un groupe relativement petit, mais influent, aidant certains évêques catholiques à convertir les Juifs orthodoxes.

Deux grands débats, Kamenec Podolski et Lvov, furent utilisés comme le meilleur moyen d’accélérer la conversion des Juifs.

Hannah Lotte Lund, Humboldt Universität Berlin

« It’s a pity that no real Jews are born anymore » – discourses on conversion and exotic in the so-called Berlin Salon around 1800.

Ever since their existence the Berlin Jewish Salons around 1800 have been discussed as enigma of baptism and conversion. The relatively small number of people involved notwithstanding, they have been credited with the power to foster acculturation, especially the salonières have been discussed as forerunners of emancipation or deserters of faith.

Reflecting the ongoing academic debates on conversion and Jewish identity, the talk will examine the contemporary reception of the conversions in Berlin. Working on the vocabulary of acculturation is an important key to writing the history of Jews in Germany, and an analysis of the fine-tuned salon-tone might serve as an instrument to interpret the reception of conversion and its relevance in the Berlin (Jewish) circles around 1800.

Given the highly controversial debate among researchers, one might think that religious identity or the change of it must have caused furore or at least led to discussions in the salon itself. According to the letters, however, it has not. Though the salon-women received their guests in the homes of their in parts still traditional living family Jewish families, the notion of breaking the chains or double identities is hardly to be found in the salon conversation around 1800. It was indeed characterised by a rather casual attitude towards conversion, as expressed in the conversational tone of letters between Jewish women and their non-Jewish guests.

The participants of the Berlin Jewish salons discussed, in a very educated, playful way: literature, philosophy and human nature in general. What one rarely comes across, even during the high times of the French Revolution, is matters of politics and religion. More precise, there is much referring to religion, as to literature, in quotations, witty metaphors or ironic allusions, but no down to earth discussion of problems. Instead of direct terms you would find seemingly gallant or witty phrases. The lack of discussion should not be taken as sign, however, that there had not been a lot of reflection going on, on the topic of conversion – on the contrary, the women were struggling with existential issues, and their own spiritual conflicts still deserve a lot of research. What has to be emphasized here, is that in the communication between Jewish hostesses and non-Jewish guests an “enlightened” attitude was – at least affected.

It will be asked to what extend the specific way of (not) talking about religion was due to the spirit of enlightenment generally attributed to the salon. It can also be argued that the light-heartedness was due to the fact that Berlin Jews of these elite circles underwent a specific gradual transition, and that for the generation growing up around 1800, conversion was but one step in a long process of acculturation.

Having adopted to Non-Jewish fashion, reading habits, cultural interests and having an established network of Jews and Gentiles of diverse background, the act of conversion might not necessarily mark a decisive starting point for a new life or leaving the Jewish context for good. The Berlin Jewish salons can been credited with certain conversionist trends at the beginning of the 19th century: playful identity-shifts, name changing and subtle hints to the Jewish tradition were performed by the Jewish salonières.  Their conversion did not necessarily mean a break with other parts of the family. Jews and converts mingled and even lived together. In a period in which interfaith marriages were not allowed at all, and options for studying (for male Jews only) were in most cities limited to Christians, conversion could be seen as necessary and practical step in one’s career. With a case study of a hitherto unknown, or rather “forgotten salonière” it can be shown, how salon-friends took her diverse “marriages” favourably as career, saw them as an achievement and conversion as a natural development.

On the other hand, there was difference read into the body of the Jewish friends right from the beginning of the so-called salon-period. Even guests known for liberal attitudes referred to their hosts as “the piquant”, “the dark-haired”, “the circumcised”, thereby marking them as identifiable different, if in a sympathetic tone. Being Jewish was not only seen as outdated but as exotic.

Exploring the salon as communicative network, with the remaining letters as one thread of communication, the talk will examine inner-salon discussions between Jewish hostesses and Gentile guests and confront them with the comments the guest made among themselves. It can be shown how he discourse shifted from the “natural” process of acculturation to an undeniable “visible” Jewish identity.

Avraham Malthête, Paris – Alliance Israélite Universelle

D’un Mohelbuch à l’autre

Parmi les archives personnelles du grand-rabbin Max Warschawski se trouvent les photocopies d’un Mohelbuch, qui m’ont été communiquées par le Dr. Michel Rothé, son gendre, webmaster du site bien connu http://judaisme.sdv.fr/, consacré au judaïsme alsacien.

Le Mohel, Aron LÉVY, ministre-officiant à la synagogue d’Epinal, né à Bischheim (Bas-Rhin) le 27 août 1806, a exercé son art principalement à Epinal et alentour. Parmi les 185 circoncisions qu’il a opérées, il y a celle de l’un des fondateurs bien connus de la sociologie moderne, Emile DURKHEIM. Né à Epinal le 15 avril 1858, fils de Moyse DURKHEIM, rabbin d’Epinal, il y est circoncis le jeudi 8 Iyar (jeudi 22 avril 1858).

La notice de circoncision N° 132 le concernant est rédigée en allemand, mais en caractères hébreux. Le Mohel indique qu’il a circoncis David, fils de Rabbi Moše Turkheim (sic) et que les Gevater-Leute (parrain et marraine) sont Son Honneur le Rav Eliézer, fils de Judah-Joseph et son épouse Reichel Hirtz, de Charmes. L’enfant se nomme David Emile Turkheim (sic), il est né le 15 avril 1858, 2e jour de Roš-Hodeš Iyar 5618. Les deux frères d’Emile DURKHEIM, Israël Désiré né le 5 octobre 1845, mort le 17 août 1846 et Joseph Félix, né le 23 septembre 1849, sont aussi circoncis par le Mohel Aron LÉVY.

Dans le Mohelbuch de Jacob HALPHEN (cf. mon article paru dans le numéro 108 de la revue du CGJ), on trouve l’acte de circoncision d’André GEDALGE (27 décembre 1856 – 5 février 1926), musicien et compositeur célèbre en son temps, et tombé aujourd’hui dans l’oubli. Pour en savoir plus, lire l’article publié sur internet par son petit-fils éponyme

(http://www.musimem.com/gedalge.htm). On peut également consulter le catalogue Rachel concernant le fonds conservé par le Centre Français des Musiques Juives (http://www.cfmj.fr/).

Voir sa notice de circoncision, folio 29 verso, N° 326.

Mais la singularité de ces deux notices concernant des célébrités ne s’arrête pas là. En effet, à la notice N° 2 du Mohelbuch de Aron LÉVY1, ce dernier précise qu’il a procédé à cette circoncision, Hitukh et Periah, sous le contrôle de Son Honneur le rabbin Jacob HALPHEN de Toul !

Par ailleurs, dans mon article consacré à Jacob HALPHEN (cf. art. cit. ci-dessus), je signalais également le lien existant entre sa propre circoncision et un autre Mohelbuch dans lequel je l’avais trouvée.

On voit donc ici une raison supplémentaire de l’intérêt qu’il y a à dépouiller ces registres de circoncisions, domaine quasi inexploré jusqu’à aujourd’hui.

1 Salomon BERNHEIM, né le 12 Dec 1844 à 4 heures du soir à domicile, rue des Arches. Fils de David Bernheim, 44 ans, marchand de grains, et de Célestine Élie, 28 ans. AD 88, Epinal / Registres d’état civil (1793-1905) (Naissances)/1844/10NUM27652/4E162/16, vue 14/31.

2 Déposé à la bibliothèque municipale du Havre, sous la cote Ms 470 par Marx Cahen, petit-fils du Mohel Jacques Cerf Cahen de Nancy et ministre officiant à la synagogue du Havre de 1867 à sa mort en 1919 (source photographique GENAMI).

Natalia Muchnik, École des hautes études en sciences sociales

« La conversion en héritage. Crypto-judaïsants dans l’Europe des XVIe-XVIIIe s.

(Espagne, France, Angleterre) »

L’intervention s’interroge sur la spécificité du crypto-judaïsme comme religion clandestine et sur la relation des judéoconvers d’origine ibérique au judaïsme en les étudiant dans plusieurs contextes socio-politiques de l’Europe des XVIe-XVIIIe siècles.

On y trouve les communautés marranes clandestines de la péninsule Ibérique, sous le joug des inquisitions et coupées des sources du judaïsme traditionnel, « terres d’idolâtrie » selon le vocabulaire de la diaspora, mais aussi un crypto-judaïsme officieux relativement épargné par les autorités des terres dites « de liberté », en France où certains groupements se dotent progressivement d’institutions juives et en Angleterre, où l’éventualité d’une officialisation est précocement envisagée. La diversité des positions n’influe pas seulement sur le degré de dissimulation des pratiques cultuelles et de simulation de la religion dominante. Elle joue également sur l’investissement social du secret, la cohésion et les modalités d’appartenance au groupe à l’échelle locale comme transnationale et sur les constructions identitaires individuelles et collectives. Sachant que dans les trois cas de figure, la majorité des crypto-judaïsants ne sont plus à proprement parler des convertis

depuis les années 1550 environ, mais bien des descendants de convertis. Ils n’entretiennent par là même qu’un rapport distancié avec le judaïsme tout en étant profondément imbibés de christianisme.

Nous verrons donc en quoi les communautés crypto-judaïsantes peuvent être analysées comme des « sociétés de convertis », une conversion originelle dont le souvenir est réactivé tant par les institutions répressives et les sociétés d’accueil (1) que par les individus eux-mêmes (2), surtout lorsqu’ils sont coupés du judaïsme traditionnel.

L’ambiguïté de leur statut se lit dans le rapport complexe que ces chrétiens d’origine juive entretiennent avec le judaïsme et l’ambivalence de leur position au sein de la diaspora (3), particulièrement manifeste lorsqu’ils intègrent une congrégation officielle et deviennent à proprement parler des « nouveaux-juifs » (4).

Evelyne Oliel-Grausz

Université Paris 1 Panthéon Sorbonne/ Ehess (CRH)

Itinéraire d’un converti au XVIIIe siècle, de Venise jusqu’à Londres: David Aboab

En 1748, paraît à Londres un pamphlet intitulé Sefer hesed ve’emet. The mercy and Truth ;  or, a brief account of the dealings of God with David Aboab, a native of Venice….. L’auteur, David Aboab,  y propose une relation autobiographique destinée à éclairer l’itinéraire qui l’a conduit à la conversion au protestantisme. Par ailleurs le même David Aboab apparaît comme un membre actif du cercle des hébraïstes chrétiens connus sous le nom de Hutchinsoniens, lequel recherche dans l’Ancien Testament les racines hébraïques de la doctrine trinitaire. Ces deux motifs, l’élaboration d’un récit de vie didactique et d’autojustification d’une part, et le réemploi d’un savoir juif au service de la foi nouvellement adoptée, se retrouvent fréquemment dans l’histoire des convertis. Ce qui rend ce personnage particulièrement intéressant est le mystère qui pèse sur son identité : est-ce le même David Aboab, fauteur de troubles dans les communautés séfarades qui circule entre La Jamaïque, Curaçao et Amsterdam quelques années plus tôt ?

Cette contribution présentera les éléments de l’enquête sur la possible identification entre le juif David Aboab et le converti. Nous présenterons également la nature de la contribution du converti David Aboab en tant qu’hébraïste chrétien au service du courant des Hutchinsoniens.

Agathe Mayeres-Rebernik (Paris- Université Paris-Sorbonne – I.R.E.R.)

L’évolution de la pensée catholique sur la question de la conversion, de Vatican I à Vatican II.

Le discours de l’Église sur les Juifs a connu un changement saisissant depuis les premières années du XXe siècle. Alors que le discours anti-moderniste de l’Église désignait le Juif comme responsable universel des maux de la civilisation occidentale donnant lieu, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, à un antisémitisme chrétien des plus ambigus – lequel visait, avec des « moyens moraux et légaux », à préserver la société chrétienne de l’influence néfaste des Juifs –, ce même discours a pu donner parallèlement naissance à un mouvement philosémite en réponse aux thèses portées par l’interprétation raciale du « problème juif ». Là où l’antisémitisme catholique subordonnait tout examen de ce problème à la défense de l’ordre social chrétien, le philosémitisme postulait pour une approche métaphysique du Juif, propre à en développer une image qui fasse sens dans la pensée chrétienne. Mouvement nouveau dans l’Église de la première moitié du XXe siècle, le philosémitisme a vu sa légitimité aller croissante en France et en Occident. Seule perspective théologique ayant su passer sans trop de dommages le cap des années quarante, le philosémitisme représentait une façon nouvelle d’envisager le Juif. Conçu sur une variante adoucie de la théologie de la substitution – dans la mesure où il met l’accent sur les bénéfices de la conversion juive au christianisme plutôt que sur la malédiction inhérente au peuple juif, jugé coupable de la mort du Christ –, le philosémitisme conservait néanmoins une vision globalement disqualifiante de l’existence juive. Il revint à certaines personnalités du monde catholique des années quarante et cinquante d’entreprendre un dépassement de ces cadres théologiques. Paul Démann fut l’une d’entre elles, qui s’illustra dans la promotion d’une théologie de l’œcuménisme incluant Israël.

Joël Sebban Université Paris 1 Panthéon Sorbonne

Convertis et conversion dans l’histoire française des relations entre la Synagogue et l’Eglise catholique (1806-1940)

            La France moderne ne connut pas de phénomène massif de conversions de juifs au christianisme comme ce fut le cas en Allemagne ou en Autriche. Les historiens l’expliquent généralement par l’intégration précoce du judaïsme français dans la nation : jouissant de l’égalité des droits depuis la Révolution française, les juifs français n’ont pas à choisir le baptême pour obtenir leur « billet d’entrée dans la société » et se voir – la formule est encore plus tragique – « obtenir la faveur d’être mal accueilli dans les salons ». Dès lors, les conversions « désintéressées », dénouements de quêtes spirituelles ardentes, interrogent de manière plus pressante la communauté juive française toute entière. Leur retentissement est d’autant plus grand qu’elles concernent des personnalités de l’élite consistoriale, ou encore du monde intellectuel et artistique. Ces convertis ont eu à cœur, pour la majorité d’entre eux, de nous laisser des récits de conversion, gage de l’intégrité de leur démarche, tout autant auprès de leurs anciens coreligionnaires que de leur nouvelle communauté. Les analyses historiques, à l’image de l’étude classique de Frédéric Gugelot sur les conversions d’intellectuels sous la troisième République, ont tendance à insister sur trois motifs, à l’origine d’un tel parcours spirituel : une quête intellectuelle se faisant amour spirituel pour le christianisme, un attrait pour la religion, et plus généralement la culture dominante, enfin cet inextricable sentiment que Théodor Lessing appelle dans l’Allemagne des années trente « la haine de soi juive ». La recherche que nous menons tente d’ouvrir une nouvelle lecture : en effet, les raisons invoquées pour expliquer l’abandon du judaïsme sont partagées par un cercle beaucoup plus large que le seul cercle des convertis et ne peuvent suffire à comprendre la conversion. Si les baptêmes demeurent rares, la tentation de la conversion ou, pour prendre un terme plus neutre, la « question de la conversion » se pose très largement au sein de l’élite juive intellectuelle française. L’intimité des consciences échappe à l’analyse et contient, en définitive, le secret d’une vocation, mais il est possible de saisir des conjonctures particulières, tout autant politiques, sociales que religieuses, qui déterminent de manière plus ou moins nette la conversion comme une des voies possibles du judaïsme émancipé.

Pour tenter de les comprendre, nous nous intéressons ici aux deux vagues de conversion que l’on peut distinguer au sein de l’élite juive française au cours du XIXe siècle et du premier XXe siècle : elles se trouvent de part et d’autre de l’émergence de l’antisémitisme racial, à près d’un siècle d’intervalle, la première dans les années 1820, la seconde dans les années 1910-1920. Nous chercherons à montrer que l’étude de ces « milieux convertisseurs », les convertis gravitant autour de quelques grandes figures catholiques, détermine plus largement les caractères spécifiques des relations judéo-chrétiennes durant ces deux périodes. L’évolution des représentations des convertis sur leur propre identité y dessine, à traits grossis, les perceptions mouvantes que les deux communautés, juive et chrétienne, se renvoient l’une de l’autre.

[1]

                                  This is the claim made by Yuri Slezkine in his The Jewish Century (Berkeley, year), at 204.